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Rater sa vie ou la vie (3)

C'est maintenant l'heure du troisième billet d'une série de trois sur l'idée de rater sa vie ou de rater la vie elle-même, et ce que cela peut avoir comme signification au sens large. Le plus large possible. Autrement dit, au sens où la communication se confond avec une certaine communion des sens avec la société de consommation. Le sens commun le disputant au bon sens et ce dernier se disputant avec la raison au sens propre. Celui de son propre raisonnement lorsque celui-ci touche du doigt le réel ou, du moins, s'en approche suffisamment pour en tracer les limites, les contours.

 

Pour ce troisième billet, comme pour les deux précédents, je modifierai de la même manière ma méthode de départ.

 

Étant donné que j'avais l'habitude jusqu'à cette série de billets de me servir d'un lien littéraire, d'une capsule audio et d'un support audio-visuel pour composer les trois segments de chacun de mes textes hebdomadaires; je vais maintenant examiner ce que j'ai déjà fait pour en composer la suite logique.

 

Il y deux semaines, je m'attardais à un document radiophonique unique, en me concentrant sur une portrait en couches de l'intellectuel de choc Pierre Bourgault. La semaine dernière, j'insistais plutôt sur Marshall MacLuhan en tant que prophète du monde de communications dans lequel nous vivons à l'aide d'un livre en particulier.

 

Cette fois, pour boucler la boucle, il me fallait donc un document audio-visuel unique (dans les deux sens du terme) afin de terminer ce trio de billets sur la réussite ou non de la vie. Toujours en conservant un ton très personnel et fortement empreint de la mise en échec de la communication par les contraintes médiatiques actuelles.

 

 Le procès d'intention

 

La chose la plus difficile à éviter de nos jours est le procès d'intention. Comme si la motivation expliquait tout. Comme si - pour saisir un bon exemple au vol, dans l'air du temps - il s'agissait de prouver qu'Untel a reçu de l'argent pour ses services, celui-ci étant nécessairement et uniquement motivé par l'argent ou l'appât du gain, dès le départ.

 

Plus largement, si on observe le phénomène de la corruption tel qu'observé en ce moment de manière pratiquement maladive au Québec, il semblerait que la corruption ne soit qu'une simple question d'argent. Pourquoi ? Parce que c'est plus simple de concevoir le problème politique de cette manière. Ça simplifie tout commodément.

 

Vous n'avez qu'à lancer des chiffres en l'air, les saupoudrés d'un parfum de collusion et, voilà, ce qui n'était qu'au départ une transaction entre deux relations pratiquant chacun un métier différent devient un exemple flagrant de copinage. Ou pis encore.

 

Plus efficace encore. Prenez les activités d'une entreprise au cours d'une certaine période de temps. Relevez-y des irrégularités provoquées par un système sophistiqué de "retours d’ascenseurs" et de faveurs, réduisez les activité de cette entreprise de renom à ce type de transactions et vous la transformez en persona non grata aux yeux du public et du service public qui l'employait depuis si longtemps. Aucun besoin de réflexion supplémentaire recommandé. Le jugement est exécutoire. Comme un réflexe conditionné par les médias ou certains adversaires politiques du moment. Il y a eu faute grave. Il y aura une condamnation grave. Même absurde, s'il le faut. Toute aussi grave que la faute, la condamnation ? Peu importe. Le peuple veut une exécution et du sang. Il faut que les têtes roulent au lieu de réfléchir. Ce que la corruption a permis de construire plus rapidement, moins scrupuleusement, valait-il la peine d'être construit ? Les montants échangés illégalement sont-ils vraiment des pertes sèches que les contribuables ne reverront jamais ?

 

Autant de questions que le public ne veut pas se poser. Parce que l'heure du règlement de compte à somme nulle a sonné. Le système est pourri. Tout politicien est suspect. Chaque bribe d'information un peu louche incrimine.

 

Inutile de réfléchir. Il nous faut un rapport, et vite ! Il nous faut des arrestations spectaculaires également. De préférence, le matin, afin qu'on en parle du matin au soir.

 

Il nous faut du tapage. Il nous faut des articles. Des clics. De l'abondance. De la saucisse à profusion. Les gens veulent manger parce qu'ils sont à table et non parce qu'ils ont soif d'une quelconque justice. Anyway, la "société juste", c'est comme la "société des loisirs" : c'est du passé décomposé. De la matière première impossible à recycler.

 

Le souci d'équité et la prudence la plus élémentaire demanderait qu'on se demande d'où vient le sentiment d'impunité de tous les acteurs de cette comédie remplies de comédiens aux talents limités. D'où vient aussi cette complicité à grande échelle ? Comment et pourquoi a-t-on pu l'entretenir si facilement, pendant autant de temps ?

 

J'ai l'air d'excuser la corruption ou de vouloir y trouver des justifications ou des circonstances atténuantes. Mais non, je me demande simplement une chose. Et si la corruption était le seul lubrifiant permettant de lutter contre une société sclérosée, complètement emmurée par un esprit bureaucratique trop lourd et largement abusif ?

 

Et cette corruption, est-elle toujours à sens unique ? Et cette collusion, est-elle toujours désirée par celui ou celle qui en est le bénéficiaire direct ? Peut-on imaginer le politicien victime d'un piège bien ficelé ? Peut-on l'imaginer répondant à un chantage bien orchestré ? Peut-on imaginer le pouvoir de cette personne élue par ses concitoyens et responsable de plusieurs dossiers importants comme étant la cible idéale pour une manipulation, aussi efficace que brutale, exécutée dans l'ombre ? Peut-on aussi se demander si cette corruption n'est pas un mal inévitable dans une société de consommation qui ne recule devant rien pour saboter toute forme de morale ou d'engagement politique basée sur la noblesse des actes de ceux qui la pratiquent ?

 

Mais, surtout, au regard des derniers sondages qui donnent à nouveau les libéraux du Québec et ceux d'Ottawa comme "premier de classe" malgré les scandales ayant entacher leur marque de commerce idéologique; comment peut-on fermer les yeux sur les retombées indirectes de cette corruption gigantesque au sein de la population elle-même, tenue au secret par un intérêt personnel ou un autre rattaché à la manigance ?

 

Voyez-vous, le film dont je vous parle et qui m'a marqué cette semaine est celui-ci :

 

 

Et ce que je trouve particulièrement intéressant dans ce film biographique, c'est qu'il résume bien, lui aussi, tout comme les deux précédents documents de ce trio de billet:

  • ce qui se passe ailleurs dans le monde;
  • ce qui se déroule au Canada;
  • ce qui se dit d'intelligent sur les médias.

 

D'ailleurs, cette femme très intelligente, d'une autre époque, qui propose elle-même ses services en tant que juive parlant allemand en Amérique, pour faire la recension philosophique d'un procès immensément important pour les victimes de la Shoah et les complices de cette boucherie innommable, comment ne pas voir chez elle un rappel judicieux sur la nature humaine ? Cette nature humaine qui ne change pas. Qui demeure la même malgré tous les progrès enregistrés depuis cette époque.

 

Car ce qui se passe dans le monde en ce moment résonne avec ce qui passait naguère. Guerre, génocide, nettoyage ethnique, conflit idéologique à composante religieuse, cruauté routinière, indifférence, hypocrisie collective, folie passagère, propagande mensongère.

 

Plus précisément, ce que Hannah Arendt réussi à faire avec la chronique politico-théorique de cette incarnation du mal ordinaire, c'est de renvoyer à la face de ceux et celles qui voulaient assister à une condamnation symbolique d'un instrument de torture confondu avec l'âme d'un tortionnaire en bonne et due forme, et non pas en bon uniforme, une image plus complexe que celle du bourreau démoniaque.

 

Ainsi, au lieu de livrer à la vindicte populaire le portrait d'un monstre sanguinaire, l'intellectuelle décide plutôt de fournir le portrait d'un peuple juif posant, non pas en victime idéale d'un génocide diabolique et aisément condamnable, mais plutôt d'offrir une réflexion profonde permettant de percevoir les éléments d'un crime contre l'humanité. Et non seulement les indices d'un crime horrible commis uniquement à l'endroit d'un peuple élu en particulier.

 

D'ailleurs, le texte de Arendt, divisé en cinq parties et publié dans le New Yorker après une mûre réflexion de son auteure, déclenchera les passions au sein même de son cercle d'amis.

 

Jusque dans l'intimité de ces plus proches relations, Hannah se verra donc poussé dans ses plus ultimes retranchements. Formés de souvenirs recomposant bribe par bribe, flashback par flashback, une relation complexe entre la jeune étudiante et le maître Heidegger, s'associant par la suite au nazisme, Arendt effectuera à l'écran un retour en pensée sur elle-même. Ce qui s'appelle un exercice philosophique des plus périlleux. Celui qui permet de regarder à la fois dans l'abîme et de franchir celui-ci sans tomber du fil de fer tendu entre deux extrêmes.

 

Trying to understand is not the same as forgiveness. - Hannah Arendt

 

Cette idée que la compréhension d'un phénomène ne permet pas de guérir d'une blessure ou de pardonner aux acteurs d'un crime odieux m'a permis de réfléchir à toutes ces questions que l'on ne se pose pas au Québec et, pourquoi pas ?, au Canada carrément.

 

Parce que nous essayons de "laver notre linge sale en famille", au lieu de vraiment essayer de comprendre la banalité et la facilité avec laquelle un système peut être corrompu aisément après une certaine période de temps.

 

Parce que le stratagème imaginé par René L'évêque (car il faut bien écrire son nom de telle manière étant donné le culte démesuré qu'on lui voue encore aujourd'hui) n'était pas infaillible puisqu'il a bien pu être mis en échec avec autant de bonhomie par des êtres n'ayant pas le centième de sa valeur morale.

 

Pour ces deux raisons, je crois qu'il faut se poser des questions bien plus embarrassantes que celles visant à trouver des solutions qui, de toute manière, ne seront bonnes qu'à court terme.

 

Parce qu'on exagère sérieusement dans certains médias l'ampleur ou le caractère exceptionnel de cette épidémie de "corruption québécoise", je crois aussi que ce film parle bien de nos médias également. Pas uniquement de notre propension à l'autoflagellation en public.

 

Et où se trouve le rapport entre le procès dans lequel s'engouffre Hannah Arendt et la commission Charbonneau ? C'est assez évident. D'un point de vue médiatique, on peut relever que la pression subie par le New Yorker de la part des lecteurs et des annonceurs est typique de notre époque également. Qu'un individu se risquant à tracer les contours d'une dérive systémique sans personnaliser à outrance le débat n'arrive pas à faire oublier l'outrage fait à une population qui ne peut s'empêcher de réclamer, en plus de la condamnation juridique et le châtiment de la justice, une condamnation morale propre à désincarner le mal lui-même. Un peu comme si le scandale devait prendre une dimension qui exclut toute forme de complicité ou d'empathie essentielle de la part de ceux qui observent le système ayant permis à l'inacceptable de se produire.

 

Comme si l'humanité d'un geste ne concernait que les gestes socialement acceptables. Comme si une horreur s'abattant sur un groupe d'individus en particulier ne pouvait offrir aux autres une mise en garde pertinente et utile. Comme si l'acte humanitaire ne prenait la forme que d'un acte désintéressé et n'ayant pour cadre que le politiquement correct.

 

De mon point de vue, toute réforme électorale est inutile sans un engagement ferme de la population à revoir ses propres motivations, ses propres objectifs en tant que nation. (Remarquez que je ne parle pas des politiciens, ne renversons pas le fardeau de la responsabilité démocratique de nos institutions publiques, ici.) 

 

Ainsi, en tant que collectivité ayant conscience de son unité sur un territoire donné et ayant la volonté de vire en commun sur celui-ci, nous nous devons de prendre également nos responsabilités. Comment ? En ne voyant pas le problème du génocide ou de la corruption comme étant un problème qui ne demande que la vigilance que d'une élite en particulier. Que celle-ci soit formée de journalistes d'enquête ou de politiciens municipaux, provinciaux ou fédéraux.

 

Sans projet de renouvellement radical et fondamental de la structure de l'État et de la raison pour laquelle la population doit y faire appel et lui faire confiance, on ne peut escamoter cette étape et croire sérieusement que tout s'arrangera comme par magie suite à l'adoption de telle ou telle loi.

 

En d'autres termes, le changement de cadre législatif ne changera rien à la qualité du portrait de nos politiciens si nous ne changeons pas en profondeur nos attentes et notre attitude face à eux.

 

Ainsi, au lieu de tenter de s'en dissocier sans arrêt, au lieu de les condamner en bloc ou à la pièce, nous aurions plutôt avantage à reconnaître dans leurs faiblesses nos faiblesses les plus inavouables.

 

Avouer que nous sommes devenus des êtres dé-pensants et de moins en moins pensants par nous-mêmes. Que le triomphe de la consommation tous azimuts à tous prix détruit peu à peu la fibre morale de notre tissu social. Que ce Québec tissé serré n'avait pas que des inconvénients. Que ce petit Québec n'est pas qu'un fromage d'ici mais peut-être une piste de solution à envisager ne serait-ce que pour réduire la distance entre les élus et ceux qui votent pour eux à chaque élection. Que cette dernière soit fédérale, provinciale, municipale ou scolaire. Que notre manie de nous magasiner un député (attitude qui ne date vraiment pas d'hier) et notre désir de vouloir "gagner nos élections" le lendemain d'un vote ne font rien pour aider la situation de crise dans laquelle nous baignons tous, sans exception, sans pour autant nous y noyer.

 

À force de toujours mettre l'individu-roi au centre de nos préoccupations politiques, comme si les programmes offerts n'étaient que des catalogues remplis de bonbons pour tout un chacun selon sa convenance et non plus selon ses convictions les plus profondes; les forces vives nous permettant de relever les nombreux défis qui nous attendent, dans une société vieillissante qui redécouvre l'urgence de protéger ses fragiles acquis de la Révolution Tranquille, commencent à sérieusement nous manquer.

 

Bien entendu, tout n'est pas perdu, mais si nous n'attendons des politiciens qu'ils soient autant d'élus que l'on envoie au casse-pipe pour expier nos péchés et faire semblant d'avoir des odeurs de sainteté, et ce, afin de pouvoir être respecté en tant qu'instrument d'un pouvoir que nous leur offrons sur un plateau d'argent à intervalles réguliers, sans trop se casser la tête à essayer de trouver qui mérite le plus notre confiance; cela ne va nous donner une relève politique moins "corrompue" ou moins décevante que la précédente.

 

Sans individus qui comprennent que la politique, au même titre que l'enseignement ou la religion, par exemple, sont des professions ayant beaucoup plus de liens avec la vocation qu'avec le glamour du pouvoir d'achat incessant; sans cette condition gagnante essentielle, notre démocratie continuera à se désagréger jusqu'à devenir une parodie du pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple.

 

Enfin, on ne se magasine pas un parti ou un député. On n'achète pas une idée. Et ce, pour la simple et bonne raison qu'un geste gratuit n'est pas qu'un geste violent. C'est aussi un acte de générosité non-violent qui demande tout de même une vigueur verbale et une force morale renouvelée. Non pas une force hors du commun. Non. Simplement une force morale renouvelée. Une série de vertus cardinales ou fondamentales permettant de savoir exactement pour quoi l'on vote et non pas pour qui on croit voter. Voir au-delà de l'image. Saisir l'humanité de ceux qui nous dirigent ou pensent nous diriger, c'est la première étape d'un affranchissement politique nécessaire. Celui qui consiste à se rendre compte que l'occupation du territoire est préalable à un territoire qui ne fait qu'occuper l'esprit ou le corps des gens qui l'habitent. C'est le prix à payer pour renouveler la définition ET la finalité d'un nationalisme qui ne soit pas la répétition d'un quelconque cataclysme. Simplement la répétition d'un inévitable sacrifice. Celui que nos ancêtres ont consenti afin que nous puissions à notre tour servir notre patrie uniquement dans la mesure où cette fameuse patrie représente tous ceux et celles qui choisissent de l'habiter pour mieux pouvoir s'épanouir.


 

 Alors, rater sa vie ou rater la vie, en communication, ça veut dire quoi ? Traverser l'écran. Refuser de ne pas pouvoir voir et toucher les choses qui nous regardent directement. Voilà pour moi le véritable sens de l'engagement politique. À défaut de savoir ou de pouvoir communiquer le sens de la vie, il faut bien un jour définir ce que l'on veut accomplir dans cette vie avant de commencer à parler de réussite ou d'échec.

 

Et plus le projet est grand et utopique, plus l'héritage sera grand pour les générations à venir.

 

Pour mémoire.

 

(la suite lors de la prochaine série de billets...)



28/06/2013
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